LA BELLEZZA - PHILIPPE MOURATOGLOU

Musiques italiennes pour cordes pincées / Philippe Mouratoglou, guitare


Les amateurs d’uchronie et les esthètes qui aiment jouer à se faire peur − qui souvent sont les mêmes − se sont au moins une fois posé la question, assez vertigineuse : à quoi ressembleraient nos goûts, notre culture, nos arts, bref notre civilisation, si l’Italie n’avait pas répandu sur le monde occidental sa jouvence depuis le XIIIe siècle ? A quoi ressemblerait la littérature mondiale sans Dante, Pétrarque, l’Arioste ou Casanova ? A quelle science aurions-nous affaire si elle n’avait été fécondée par les mânes de l’humanisme transalpin, de Leonard de Vinci à la famille Galilée ?

Et, si tant est que ce sont les mots qui inventent les choses, à quelle inquiétante chimère ressemblerait l’humanité si l’humanisme de la Renaissance italienne ne lui avait donné sens et direction ? Evidemment, me direz-vous, ces choses-là ne sont pas apparues comme par miracle à la fin du Moyen Âge dans une péninsule déchirée par les conflits. L’Antiquité romaine, qui elle-même contrefaisait le panthéon grec pour mieux faire oublier sa mystérieuse généalogie étrusque, s’était imposée au fil des siècles comme l’épistémè dominante, exerçant son magistère au-delà de la chute de l’Empire par la toute-puissance d’un christianisme devenu rapidement hégémonique, du moins dans l’ensemble du bassin méditerranéen, et avant l’apparition de l’islam. Mais durant toute cette longue et riche période d’un Moyen Âge si mal compris − et qui ne reste synonyme d’obscurantisme que pour les ignorants −, des idées nouvelles, des intuitions peu orthodoxes ne cessaient d’apparaître ici où là. Seul problème, et de taille, tout ce savoir restait confiné dans des lieux clos, monastères ou abbayes, entre les mains des clercs, scribes et copistes et ne circulait guère que parmi les savants approuvés par l’Eglise.


Des échanges culturels féconds

La double rupture de l’invention de l’imprimerie (1450) et des thèses de Luther (1517) devait constituer une déflagration épistémologique d’une ampleur considérable. Désormais, le savoir écrit pouvait être diffusé et étudié bien au-delà de son lieu d’origine. Par ailleurs, l’autorité censément immuable de la papauté était remise en cause avec une violence rhétorique inimaginable jusque-là. Ce mélange détonnant de progrès technique et d’audace intellectuelle devait durablement bouleverser le monde occidental. Et même si la Réforme ne put jamais s’imposer au sud des Alpes, l’onde de choc ainsi provoquée joua un rôle indéniable dans la nouvelle sensibilité italienne qu’on désignerait désormais, après Vasari, comme la Renaissance.

Très tôt, ce qu’on n’appelait pas encore le Grand Tour − ce passage obligé et initiatique pour tout artiste de l’Europe du Nord dans la péninsule italienne − s’imposa comme un devoir, et devint un jeu subtil d’influences croisées. Qui pourrait douter qu’Albrecht Dürer, présent à Venise en 1494, a autant influencé les maîtres italiens qu’il ne fut influencé par eux ? Pareillement, la polyphonie italienne − du strict contrepoint aux floraisons les plus échevelées du madrigalisme tardif − doit presque tout aux maîtres de l’école franco-flamande qui, à leur tour apprirent de leurs collègues italiens une manière d’assouplir la ligne mélodique, de tordre les règles académiques au profit du plaisir, comme en témoigne particulièrement le talent spécial de Josquin des Prés, dont la présence à la cour milanaise des Sforza, puis à Rome, est attestée.

Mais l’Italie d’alors est bien loin d’être ce pays unifié qui apparaît aujourd’hui comme un ensemble assez homogène, synonyme d’art de vivre, de belles choses et de dolce vita, bref un fantasme anachronique. Morcelée en principautés, cités-Etats et royautés locales, toutes concurrentes ou farouchement ennemies, c’est une mosaïque disparate et violente sur laquelle même la papauté, censément omnipotente, n’a aucun pouvoir réel. Qui plus est, on oublie souvent de mentionner que la quasi-totalité du territoire a vécu sous la férule espagnole (à l’exception de Milan, disputé par la France) pendant environ cent-cinquante ans, précisément alors que la Renaissance, qui nous paraît aujourd’hui si naturellement italienne, brillait de tous ses feux… Qu’en déduire ? A minima, que l’histoire est toujours un palimpseste complexe de cultures superposées et qu’il n’existe aucune sorte d’italianité pure, puisqu’il faut y inclure aussi tous les apports de l’Orient (la route des épices qui fit la fortune de Venise), de Constantinople ou des diverses communautés séfarades chassées d’Espagne après 1492.


Oud, luth, et guitare

La musique italienne est le fruit de tous ces mélanges, heureux et adverses, harmonieux et antagonistes, qui n’auraient pas pu s’épanouir ailleurs que sur une terre rompue à toutes les ruses de la Némésis. Maintenant, vous vous posez la question, légitimement : qu’est-ce que notre modeste guitare, totem indiscuté de la musique populaire depuis des lustres, aurait à nous apprendre sur cette histoire ? Précisément : tout.

Emblème espagnol par excellence, la guitare voit le jour dans la péninsule ibérique à la fin du XVe siècle, pour des motifs peu glorieux : il s’agit de faire oublier l’oud, ce luth piriforme inventé et magnifié par les Arabes qu’on vient de chasser. Tandis que tout le reste de l’Occident adapte l’instrument originel en lui ajoutant des cordes puis des frettes sur le manche, et développe un répertoire de plus en plus savant, les Espagnols n’en démordent pas : le luth, c’était hier ; aujourd’hui il nous faut des instruments bien de chez nous. Ainsi apparaît la vihuela, instrument à six cordes doubles (appelées « chœurs ») et accordée exactement comme un luth. En fait, c’est un luth, mais déguisé en guitare. Donc l’honneur est sauf − du moins chez les très pieux sujets des rois catholiques.

En Italie, on est moins regardant et on aime tout ce qui peut vous distinguer de vos voisins dans ce sport national qu’est devenue la quête de la beauté. Mais, loin de l’exubérance des modernes tifosi, cette discipline se pratique avec le plus extrême souci de discernement aristocratique. Cela porte un nom : la sprezzatura. Dans son classique Livre du courtisan, qui date précisément de 1528, Baldassare Castiglione définit ainsi ce terme : il s’agit « de fuir le plus que l'on peut, comme une très âpre périlleuse roche, l'affectation : et pour dire, peut-être, une parole neuve, d'user en toutes choses d'une certaine nonchalance, qui cache l'artifice, et qui montre ce qu'on fait comme s'il était venu sans peine et quasi sans y penser1 ».

On ne mesure pas assez aujourd’hui l’importance de cette notion et son impact sur tous les arts, une idée que l’on retrouvera deux siècles plus tard chez Jean-Philippe Rameau (qui n’en connaissait peut-être pas origine) lorsqu’il conseillera à l’un de ses correspondants de « cacher l’art par l’art même2 ». De là à « la nature imite l’art3 » d’Oscar Wilde, il n’y a pas loin, et les siècles n’y sont pour rien : la merveilleuse intelligence humaine a toujours rêvé ses lendemains en célébrant son usage présent du plaisir.


Un génie du luth Renaissance

C’est dans la seule République à peu près stable de l’époque, celle de Venise, qu’Ottaviano Petrucci (1466-1539) développe une idée prodigieuse : adapter l’imprimerie à caractères mobiles à la notation musicale, et plus particulièrement au système de tablature qui représentait depuis longtemps déjà la langue vernaculaire des luthistes. Dans sa considérable production, pas moins de six recueils pour luth témoignent du statut particulier de cet instrument dans l’organologie de la Renaissance. Une importance soulignée par Baldassare Castiglione dans son Livre du courtisan, sans doute l’un des ouvrages les plus influents de toute l’histoire (traduit en français dès 1537, il fut pillé, adapté, contrefait, imité, durant des siècles dans toutes les langues d’Europe). C’est en grande partie à Castiglione que nous devons la « gentrification » d’un instrument jusque-là pratiqué par des musiciens de toutes origines sociales4.

En Italie, le luth à six chœurs coexiste en bonne intelligence avec la vihuela espagnole, qu’on désigne ici comme viola da mano − pour la différencier des diverses violes jouées à l’archet. Et, quelques années après les premières publications de Petrucci, où Joan Ambrosio Dalza et Francesco Spinacino démontraient déjà un talent visionnaire hors du commun, apparaît, dans toute l’évidence d’un génie comme tout droit sorti de la cuisse de Jupiter, un luthiste qui va rebattre toutes les cartes : Francesco Canova da Milano, né en 1497, comme pour achever le monde d’avant. On suppose qu’il fit son éducation musicale auprès de Giovanni Angelo Testagrossa à Mantoue, qui, probablement, enseigna aussi à Albert de Rippe, autre luthiste et guitariste d’exception, peut-être victime, au regard de l’histoire, de l’extrême densité technique de ses œuvres. Après un passage à la cour des Gonzague de Mantoue, Francesco da Milano semble avoir durablement et fidèlement servi le pape Paul III à Rome. Dès ses débuts, il fut considéré comme un génie, quelque chose comme l’équivalent d’un Michel-Ange musicien, tant et si bien qu’on lui accorda le surnom d’« Il divino », qui resterait dans l’histoire. Pour qui n’est pas familier de la musique de luth du XVIe siècle, une telle dévotion est difficile à comprendre, mais les musiciens, eux, la comprennent très bien : outre sa liberté inouïe, la musique de Francesco da Milano témoigne d’une fantaisie algébrique qu’on ne retrouvera guère que chez Bach, soit deux siècles après. A la différence d’Albert de Rippe, Francesco da Milano ne cherche pas à impressionner. Le motif mélodique le plus modeste lui est prétexte à d’incroyables développements. Il répète, module, inverse, imite son idée de départ avec une sûreté de goût jamais prise en défaut. Ses ricercari et fantasias ont l’air de toujours commencer et s’il conclut, c’est souvent à contrecœur, sur un accord de dominante, plutôt que sur la tonique, comme pour dire qu’il n’y a pas de fin à l’ingéniosité humaine et que tout est toujours en mouvement. Est-ce un hasard si ce grand esprit fut un parfait contemporain de Copernic ? On a du mal à y croire, tant leurs démarches semblent jumelles, en un temps où l’on croyait, avec quelque raison, à la musique des sphères. En plus d’être un compositeur hors pair, Francesco da Milano est un virtuose hors du commun. Son art ne cherche pas à éblouir mais à émouvoir. Nous disposons à ce sujet du témoignage exceptionnel d’un contemporain, l’humaniste français Pontus de Tyard. Un texte écrit comme une légende et qui en est devenu une à son tour, qu’il est impossible de ne pas citer, ici dans la graphie d’époque : « Monsieur de Vintimille […] qui, séiournant à Milan […] fut apelé […] à un festin somptueus & manifique, fait en faveur d'une plus illustre compagnie de la cité, & en maison de mesme estofe : ou entre autres plaisirs de rares choses assemblées pour le contentement de ces personnes choisies, se rencontra Francesco di Milan, homme que lon tient avoir ateint le but (s'il se peut) de la perfeccion à bien toucher un Lut. Les tables levées il en prent un, &, comme pour tater les acors, se met, pres d'un bout de la table, à rechercher une fantasie. Il n'ut esmu l'air de trois pinçades, qu'il ront les discours commencez entre les uns & les autres féties, & les ayât contreint tourner visage, la part ou il estoit, continue avec si ravissante industrie, que peu à peu faisant par une sienne divine façon de toucher, mourir les cordes sous ses dois, il transporte tous ceus qui l'escoutoient, en une si gracieuse melancolie, que l'un, apuiant sa teste en la main soutenue du coude : l'autre, estendu lachement en une incuriueuse contenance de ses membres : qui, d'une bouche entr'ouverte & des yeux plus qu'à demi desclos, se clouant (ust on jugé) aus cordes, & qui d'un menton tombé sur la poitrine, desguisant son visage de la plus triste taciturnité qu'on vit onques, demeuroient privez de tout sentiment, ormis de l'ouïe, comme si l'ame ayant abandonné tous les sieges sensitifs se fust retiree au bord des oreilles, pour jouir plus à son aise de si ravissante symphonie : & croy (disoit Monsieur de Vintimille) qu'encor y fussions nous, si lui mesmes, ne sáy je comment se ravissant, n'ust resuscité les cordes, & de peu à peu envigourant d'une douce force son jeu, nous ust remis l'ame & les sentimens, au lieu d'ou il les avait dérobez : non sans laisser autant d'estonnement à chacun de nous, que si nous fussions relevez d'un transport ectastiq de quelques divine fureur.5 »

Tel un astre brillant au firmament du XVIe siècle, Francesco da Milano eut l’heur de connaître la gloire de son vivant : ses quelque cent vingt-cinq compositions ont été conservées dans pas moins de quarante recueils publiés et dans vingt-cinq manuscrits. Il faudra attendre le tout début du XVIIe siècle pour qu’un autre génie de cette trempe vienne clore l’histoire du luth Renaissance, cette fois en Angleterre, sous les doigts également aventureux de John Dowland.


Le luth évolue

Curieusement, l’Italie semble avoir délaissé le répertoire pour luth solo durant les deux siècles suivants et, à l’exception notoire d’Alessandro Piccinini au XVIIe siècle et de Giovanni Zamboni, dit « le Romain », au début du XVIIIe, c’est plutôt le théorbe, avec ses basses térébrantes parfaitement adaptées au soutien du chant, qui semble avoir eu les faveurs des compositeurs transalpins.

Tandis que l’Europe du Nord explorait sans relâche les « accords nouveaux » et transformait le luth en un tout autre instrument, créant au passage le style briséqui devait devenir une nouvelle norme esthétique du baroque, les Italiens ne devaient jamais adopter le « nouvel accord ordinaire » du luth baroque en usage partout ailleurs, préférant conserver le « vieil ton » de l’instrument, tout en lui ajoutant des cordes supplémentaires pour en accroître le registre dans le grave. Les cousins du luth − archiluth, théorbe − continuèrent leur vie tranquille, mais désormais à l’arrière-plan, au sein du continuo, derrière les cordes et les vents qui eux-mêmes soutenaient les voix des chanteurs. Il y eut bien sûr des exceptions à cette règle, comme ces charmantes partitas de style galant attribuées à Giuseppe Antonio Brescianello pour le gallichon (sorte de luth basse accordé comme une guitare), mais elles restent marginales.


L’enfant prodige de la guitare romantique

Il faudra attendre le tout début du XIXe siècle et l’invention de la guitare telle que nous la connaissons, avec six cordes simples, pour voir s’épanouir toute une nouvelle génération de guitaristes italiens, tels que Matteo Carcassi, Mauro Giuliani ou Ferdinando Carulli, qui connurent un succès considérable à Paris. Leurs compositions, d’un indéniable intérêt pédagogique, sont d’inégale valeur, même si elles demeurent, dans les conservatoires d’aujourd’hui, le passage obligé de tout apprenti.

Bien différent est le cas de Giulio Regondi (1822-1872). On s’en voudrait presque d’employer une expression si galvaudée, mais elle semble en l’espèce avoir été taillée pour lui : c’est le secret le mieux gardé de la guitare romantique. Né à Genève, il dut subir dès ses premières années la maltraitance d’un personnage se présentant comme son père, bien qu’aucun historien n’ait pu jusqu’à présent trancher la question de cette supposée généalogie. L’histoire de la musique ne manquait déjà pas d’enfants prodiges et de légendes s’y rapportant, à commencer par Mozart, présenté comme un phénomène dans toutes les cours d’Europe par son père Leopold. L’histoire de Giulio Regondi est autrement plus tragique, et traumatisante : contraint par son père putatif à travailler son instrument toute la journée, sous la surveillance d’un voisin acariâtre et sadique, il n’a d’autre espoir que de se soumettre. Il devient donc un enfant prodige réglementaire. Mais il a quelque chose qui lui appartient en propre : c’est un génie, et son physique, si délicat, si angélique, lui assure un succès fracassant. Regondi est comparé à un petit Paganini, Fernando Sor lui dédie un Souvenir d’amitié, Franz Liszt, qui lui ressemble comme un grand frère, a l’impression troublante de revoir en lui l’enfant qu’il était, et les comtesses, évidemment, se pâment… Le pauvre Regondi se voit traité comme un poupon. De Paris à Vienne et de Francfort à Londres, on l’exhibe sur une chaise posée sur un piano, on lui adjoint une petite fille prodige elle aussi pour jouer les succès du moment. Et puis, un jour, le père sévère disparaît avec quelques centaines de milliers de livres en poche, tandis qu’il laisse à son ex-protégé l’équivalent de cinq livres. Entre-temps, le jeune Regondi avait découvert un nouvel instrument, le concertina − sorte d’ancêtre du bandonéon − pour lequel il écrivit avec une sorte de fureur calme des pièces si virtuoses et si musicales que certains guitaristes se les sont récemment réappropriées. Soutenu par quelques admirateurs, Regondi vécut encore quelques années avant d’être emporté par la maladie. Mais on ne meurt jamais que de chagrin.

Ramenée à ses dons et à son inventivité (il n’y a rien, vraiment, qui puisse se comparer à sa science du développement harmonique dans tout le répertoire de guitare), l’œuvre qu’il nous laisse est, en quantité, d’une maigreur presque désespérante. L’Introduction & caprice, op. 23, ici choisie par Philippe Mouratoglou, fait partie de l’une de ces rares pièces de concert destinées à faire briller le soliste en soulignant le caractère vocal, proche du bel canto, de la guitare − cette préoccupation imitative fut la grande affaire de tous les instrumentistes de l’époque romantique. Depuis, les Dix études redécouvertes par Matanya Ophee à Moscou dans les années 1980 ont ouvert une perspective plus large et plus intimidante encore sur l’originalité, la modernité, l’audace du langage de Regondi. De temps à autres, de nouveaux manuscrits apparaissent, comme récemment un Feuillet d’album d’une frustrante brièveté, mais qui laissent augurer d’autres découvertes qui pourraient bien aider à réécrire toute l’histoire de la guitare romantique.


Le renouveau de la guitare, venu d’Espagne

Après avoir déchaîné les engouements de la bourgeoisie européenne au mitan du XIXe siècle, la guitare semble avoir connu une sorte de léthargie, et même des compositeurs délicieux comme l’Anglais Ernest Shand (1868-1924) rencontrèrent une indifférence de plomb au tournant du XXe siècle. Il faudra attendre un second renouveau, venu d’Espagne, avec des compositeurs comme Francesco Tárrega, Miguel Llobet ou Emilio Pujol, pour que l’instrument regagne quelque intérêt auprès des compositeurs et des musiciens amateurs. C’est néanmoins un pur interprète, l’ombrageux et vindicatif Andrés Segovia (1893-1987), qui s’embarqua dans une croisade radicale et sans fantaisie : faire de la guitare un instrument « sérieux » et respecté, bref en finir avec le fantasme d’instrument des rues et des « classes dangereuses » pour l’imposer en majesté dans les plus grandes salles de concert de l’Ancien et du Nouveau Monde. Pour servir son dessein grandiose, Segovia mena une double bataille (puisque tout lui était une guerre). D’une part, il transcrivit la musique « sérieuse » des siècles passés, le plus souvent en y ajoutant des notes qui plombaient la légèreté des œuvres en question. D’autre part, il commanda à des compositeurs contemporains de nouvelles œuvres, en leur laissant entendre l’honneur qu’il leur faisait. Encore fallait-il que ces œuvres soient modernes mais pas trop, que les dissonances soient résolues par de belles cadences bien tonales et, surtout, que ces nouvelles compositions soient bien adaptées à la main du maître. Le résultat fut le suivant : même ses meilleurs amis s’arrachèrent les cheveux pour lui complaire et écrivirent des centaines de pages conformes à ses oukases, sans que ce distingué personnage ne se donne jamais la peine de les jouer en public, encore moins de les enregistrer. Aujourd’hui, Segovia est encore admiré par beaucoup comme le grand rénovateur de la guitare au XXe siècle. Mais d’autres voient en lui un personnage extrêmement imbu de lui-même, si préoccupé d’une chimérique respectabilité de la guitare classique qu’il a contribué à en faire un monde à part, corseté et stérile, aussi étouffant qu’une secte − le moindre visionnage d’une de ses masterclass, où il prend un plaisir pervers à humilier tous les jeunes gens qui ne jouent pas rigoureusement comme lui, devrait suffire à comprendre le genre de réserves que cet individu suscite. Il y eut néanmoins d’heureuses exceptions et la collaboration sans nuages, longue et féconde avec le compositeur Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968) mérite d’être versée au crédit des bonnes actions du difficile Segovia. Castelnuovo-Tedesco, lointain descendant d’une famille de Juifs exilés d’Espagne après 1492, suivit de brillantes études musicales à Florence puis à Bologne. Sa rencontre avec Segovia, à Venise en 1932, marqua le début d’une fructueuse relation entre les deux hommes. Castelnuovo-Tedesco n’était pas guitariste, donc ne maîtrisait pas toutes les possibilités idiomatiques de l’instrument, ce qui n’empêcha pas Segovia de trouver à ses œuvres des qualités indéniablement guitaristiques, qu’il développa selon ses goûts et sa technique. La Sonata (Omaggio a Boccherini), op. 77, de 1934, qui reste sans doute son œuvre de guitare la plus jouée, est donc véritablement une création à quatre mains, et elle fut longtemps donnée dans sa « version Segovia », jusqu’à ce que la découverte récente du manuscrit original du seul Castelnuovo-Tedesco donne lieu à la publication d’une nouvelle édition, sans les interventions et ajouts de Segovia6. C’est cette version Urtext de la sonate que Philippe Mouratoglou joue ici, lui rendant ses couleurs originelles.


Ironiquement, cette composition semble rejouer l’histoire à l’envers puisqu’un compositeur italien de lointaine origine espagnole y rend hommage à un autre maître italien, Luigi Boccherini, qui, comme le génial Domenico Scarlatti, s’acclimata si bien en Espagne qu’il en devint lui aussi un emblème national. Cette sonate pleine d’esprit et de verve, qui ne manque pas de saluer très discrètement la mélancolie d’Enrique Granados dans son allegretto malinconico, est une des plus belles réussites du répertoire de guitare de la première moitié du XXe siècle. Exilé aux Etats-Unis pour fuir le fascisme, Castelnuovo-Tedesco continua à y développer un art brillant et heureux, signant des dizaines de partitions pour l’inépuisable machine hollywoodienne − si bien qu’il reste ce méconnu célèbre dont tout le monde ou presque a déjà entendu la musique sans le savoir, dans l’obscurité complice d’un cinéma de quartier…


Échanges et débats à l’époque contemporaine

Ce voyage en Italie s’achève par deux pièces de Nuccio d’Angelo (né en 1955), Due canzoni lidie écrites en 1984 et devenues, par le miracle des échanges entre musiciens et le bouche-à-oreille spécial qu’ils savent développer, quelque chose comme des classiques contemporains, à l’instar de certaines pièces du regretté Roland Dyens qui savait mêler les modes de jeux les plus actuels (percussions, jeux sur les résonances) à une connaissance exhaustive des possibilités expressives de la guitare. De Due canzoni lidie, Philippe Mouratoglou dit ceci : « C’est une des rares pièces du répertoire qui utilise un open tuning autre que les habituelles scordaturas de ré ou de sol que l'on trouve par exemple chez Barrios Mangoré ou Tárrega. D'Angelo trouve ici un accord ouvert original en abaissant les deuxième et sixième cordes d'un demi-ton, ce qui donne une couleur très singulière à l'ensemble de sa pièce (Tōru Takemitsu saura semble-t-il s'en souvenir dans Equinox). Le flux de cette pièce, ductile comme une longue improvisation, lui confère un caractère aventureux, dans une conduite des idées très ferme ce qui en fait toute l’originalité. »

Reste la question qui anime les débats entre spécialistes : peut-on, doit-on, jouer des musiques d’époques si différentes sur un instrument moderne (en l’occurrence un magnifique modèle de Dominique Field datant de 2013) ? Les tenants orthodoxes de la veine historiciste, ces musiciens dits « historiquement informés » vous diront que non, qu’à chaque musique doit correspondre l’instrument qui lui était destiné − la musique de luth, par exemple, ne serait légitime que jouée sur la reproduction d’un luth d’époque. Le parti pris de Philippe Mouratoglou, dans tous ses disques précédents mais encore plus dans celui-ci, est différent, et pourtant ni adverse, ni ennemi des partisans des instruments anciens. « L'intérêt que je trouve à réunir sur un même disque ces œuvres de styles très différents réside aussi dans le fait de chercher un son spécifique à chacune avec le même instrument. Dans le cas de Francesco da Milano, je cherche notamment à retrouver l'esprit du luth en favorisant au maximum les résonances naturelles de la guitare, en privilégiant une attaque douce qui laisse ces résonances s'exprimer, en restituant quand cela me semble nécessaire (et quand c'est possible) les doublures à l'octave qui disparaissent mécaniquement lorsque l'on joue cette musique sur une guitare, le tout avec une prise de son proche qui met en valeur ces choix. »

Mieux qu’une performance « historiquement informée », c’est donc d’une performance « historiquement réfléchie » qu’il est question ici, avec toute la riche polysémie qui s’attache au terme « réfléchir ». A savoir : refléter une histoire, comme un miroir, mais aussi la soumettre à toutes les idées, spéculations et désirs d’un musicien d’aujourd’hui qui, tel un peintre d’antan, sait très bien qu’un tableau, avant d’être une somme de couleurs en un certain ordre assemblées, reste avant tout cette « chose mentale » célébrée par Léonard de Vinci il n’y a pas plus tard qu’hier.


Gilles Tordjman


1 Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan, éd. François Juste, 1538, p. xxxiiii (f° 34)

2 Jean-Philippe Rameau, Lettre à Houdar de La Motte, 1727, publiée par le Mercure de France, mars 1765.

3 Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge, 1889. Trad. française d’Hugues Rebell, inIntentions, éditions Charles Carrington, Paris, 1906.

4 Sur les usages populaires du luth au XIVe et XVe siècles, voir p.18 et 19 des Luthistes de Lionel de La Laurencie, Henri Laurens éditeur, Paris, 1928.

5 Pontus de Tyard, Solitaire second ou prose de la musique, éditeur Ian de Tournes, Lyon, 1555, p.114

6 Pavel Francisco, Meza Peraza : Andrés Segovia’s Influence in the Realization of Mario Castelnuovo-Tedesco’s Sonata Omaggio a Boccherini, op.77: A Comparative Analysis of Tedesco’s Manuscript Versus Segovia’s Edition. Thèse de doctorat en musicologie, University of Arizona, Tucson, 2020.





Philippe Mouratoglou : guitare classique


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Vision Fugitive


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03/04/2024 Solo

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